L’Ere Meiji (1868-1912)
L'Occident pour
modèle (1868-1877)
En janvier 1868, à Kyoto, les jeunes samurai des clans favorables à
l'empereur proclament sa restauration. Il s'agit, en particulier, de ceux de Choshu (extrême Ouest de Honshu) et de Satsuma (Sud de Kyushu), qui ont pu
jauger la supériorité technique et militaire des Occidentaux en les combattant
en 1862-1864. Aussi, de conservateurs xénophobes, les membres de leurs élites
sont devenus rapidement en partie des progressistes favorables à une
modernisation du Japon, dans le but de rétablir son indépendance nationale. Ces
hommes, qui vont diriger le pays jusqu'à la veille de la Première Guerre
mondiale, vont en faire un État centralisé et fort, ouvert sur le monde après
plus de deux siècles d'isolationnisme. Dans ce but, l'archipel nippon, comme il
s'était jadis mis à l'école de la Chine, va prendre modèle sur les puissances
occidentales pour se rénover et retourner contre elles leurs propres armes.
Avant cela, les troupes pro-impériales doivent en finir avec la résistance d'une
coalition de seigneurs féodaux (daimyo) du nord de Honshu et une force
navale repliée sur Hakodate (aujourd'hui à Hokkaido) restées fidèles au dernier
shogun TOKUGAWA (guerre civile de Boshin, 1868-1869).
Dès avril 1868, le jeune empereur Mutsuhito (1852-1912) prête cependant un
serment en cinq articles, qui annoncent les changements prévus par le nouveau
régime et l'ouverture officielle du Japon. Le monarque proclame peu après une
nouvelle ère Meiji (du "Gouvernement éclairé"), qui va correspondre au temps de
son règne, Meiji lui servant aussi de nom posthume après sa mort. Il transfère
également la capitale impériale de Kyoto à Edo, prenant alors pour nom Tokyo
(Capitale de l'Est), où l'ancien château shogunal devient sa résidence.
Les nouveaux dirigeants du Japon se recrutent parmi les jeunes samurai
des fiefs méridionaux partisans de l'empereur, auxquels sont associés des
dignitaires de sa cour, se contentant souvent de postes honorifiques. Par
certains aspects de leur action, ils engagent une véritable révolution
tranquille en mettant fin à certaines structures féodales et archaïsmes
persistants. Ils vont chercher, par l'imitation de l'Occident, à placer le pays
sur les rails de la modernité, pour tenter d'en faire une locomotive, au moins
en Asie, parmi les puissances les plus avancées techniquement de la fin du XIXe
siècle. Dans le même temps, ils forment une oligarchie qui, née sous le shogunat
des TOKUGAWA, conserve une conception assez retardataire du pouvoir, plus proche
de l'autocratie que des idées démocratiques.
Néanmoins, dès 1869, les daimyo, ceux de Satsuma et de Choshu montrant
l'exemple, restituent leurs fiefs à l'empereur. Ces derniers sont d'ailleurs
supprimés en 1871 et refondus en un nombre moins important de préfectures (ou
départements : ken). Dans le même temps, le shinto redevient une religion
d'État, insistant sur la fidélité au souverain et refaisant de lui véritablement
un dieu pour ses sujets. Même si d'autres cultes sont également pratiqués, comme
le bouddhisme ou le christianisme redevenu autorisé mais restant très
minoritaire.
L'éducation fait l'objet d'une attention spéciale. En 1872, un système scolaire
obligatoire est instauré. Des universités impériales ou privées commencent à
être créées, comme celle de Tokyo, entre 1869 et 1877. Afin de former les
Japonais aux sciences et aux techniques modernes, on y fait venir des
enseignants étrangers, attirés par de fortes rémunérations. Des missions et des
étudiants sont aussi envoyés en Europe et aux États-Unis pour se former et y
copier ce qui se fait de mieux dans les domaines des technologies, de la
politique ou de la justice. Ce mouvement a même débuté dès la période de la fin
du shogunat des TOKUGAWA. Les missionnaires protestants, entre autres, fondent
des écoles au Japon. Gratuites, elles représentent une charge de moins pour le
gouvernement.
Car le
Japon a besoin d'argent pour mener à bien sa rénovation qui poursuit, avant
tout, deux buts primordiaux : industrialiser le pays et mettre sur pied une
armée moderne. Au-delà, il compte bien retrouver une complète indépendance par
rapport aux conditions des "traités inégaux" imposés par les puissances
colonialistes occidentales. D'abord, pour mettre un terme aux privilèges
d'extraterritorialité dont bénéficient leurs ressortissants dans l'archipel, et
afin de pouvoir fixer à sa guise ses droits de douane.
Aussi, l'État japonais qui, outre les domaines des daimyo, a récupéré
ceux de l'ancien shogunat, s'attelle à des réformes fiscales et tente de
récupérer ses prérogatives dans le domaine du commerce. Il favorise le
développement industriel qui se traduit par le dynamisme de la sériciculture ou
des filatures. Il finance la mise en place d'infrastructures : train, routes,
ports, poste, télégraphe, etc. Une première ligne de chemin de fer, reliant
Tokyo à Yokohama, est inaugurée en 1872. Le yen, devise du pays, apparaît en
1871, et un système bancaire se met en place.
Une armée
devenue nationale prend la France pour modèle, puis l'Allemagne
prussienne après la défaite de 1870. En 1873, la conscription militaire est
établie et ses effectifs, encadrés et équipés à l'occidentale, sont désormais
recrutés en priorité parmi les paysans, auxquels une réforme foncière donne au
même moment la propriété de la terre.
Dans le même temps, outre la famille impériale (kozoku), la société est
divisée en trois classes sociales : noblesse (kazoku, incluant les
daimyo), samurai (shizoku) et roturiers (heimin).
Cependant, les samurai, vestiges de la féodalité, sont voués à
disparaître, bien que les hommes qui gouvernent le Japon appartiennent à ce
groupe. En 1876, le port du sabre leur est dorénavant interdit et ils ne sont
plus pensionnés par l'État. Une faction de mécontents ne veut pas se résoudre à
se fondre dans la masse des roturiers. Elle se soulève à Satsuma, en ralliant la
personne du plus prestigieux d'entre eux, un ancien général ayant combattu pour
l'empereur, SAIGO Takamori (1827-1877). Ce dernier se suicide peu après,
constatant que les sabres de l'ancien monde ne peuvent rien contre les fusils de
la nouvelle armée...
La modernisation s'accélère (1877-1894)
L'industrialisation rapide du Japon et l'imitation de l'Occident se poursuivent
sous la houlette de l'État. Mais, dans les années 1880-1890, les dépenses
occasionnées par les rénovations contraignent le pays à des mesures d'austérité.
Le ministre des Finances - et futur Premier Ministre - MATSUKATA Masayoshi
(1835-1924) réduit l'inflation, fait remonterla valeur du yen et crée la Banque
du Japon.
C'est aussi à ce moment, après une phase de décollage économique initiée par la
puissance publique, que l'industrie, suite à des dénationalisations, se trouve
concentrée entre les mains de quelques grands hommes d'affaires. Ceux-ci,
souvent d'anciens samurai, qui perpétuent l'esprit de cette classe dans
leurs nouvelles activités, se révèlent très liés aux gouvernants du pays. Leurs
entreprises, familiales à l'origine, forment ainsi des grands groupes financiers
et industriels - ou zaibatstu (littéralement cliques financières) - en
situation d'oligopole sur le marché national. Il s'agit en particulier de
trusts comme Sumitomo, Mitsui ou Mitsubishi.
Entre 1875
et 1890, un conseil d'"aînés fondateurs" (genro), nommé par l'empereur,
est fondé. Celui-ci s'inscrit dans la lignée du "conseil des anciens" (roju)
de l'ex-shogunat des TOKUGAWA et préfigure la future Chambre des Pairs. Il
prépare la promulgation d'une constitution qui s'inspire de ce qui se fait dans
les pays occidentaux, comme l'organisation du gouvernement qui se met alors en
place avec ses cabinets ministériels. Mais les constituants japonais se méfient
cependant des idées sur la démocratie et sur les libertés personnelles - voire
bientôt parfois socialisantes -, que les Japonais partis en séjour à l'étranger
ramènent avec eux.
En 1889, ils préfèrent faire adopter une constitution plus proche de celle de
l'Allemagne prussienne, qui insiste sur la prépondérance de l'empereur, devant
lequel le gouvernement est responsable. Elle entre en vigueur l'année suivante
et prévoit l'instauration d'un Parlement, la Diète. Celle-ci se compose d'une
Chambre des pairs, un sénat regroupant des nobles dont d'anciens
daimyo,
et une Chambre des représentants, éligibles au suffrage censitaire par une très
faible partie de la population masculine. Les premières élections de 1890
tournent d'ailleurs en faveur de partis libéraux et progressistes créés peu
auparavant en réaction contre le régime en place. Ils ne l'incitent pourtant
qu'à adopter une politique encore plus autoritaire.
Cependant, la population, éduquée et formée, s'accroît régulièrement et ne
trouve plus toujours d'emplois dans l'industrie. Une partie d'entre elle est
contrainte à l'émigration, notamment vers Hawaï, les États-Unis et l'Australie.
Dans le même temps, l'archipel a étendu ses frontières exiguës aux îles Ryukyu
(1879), au Sud. Il poursuit aussi au nord la colonisation d'Ezo (rebaptisée
Hokkaido) et des îles Kouriles, au détriment du peuple autochtone des Ainu.
Outre chez les capitaines d'industrie, l'esprit des samurai survit
également au sein de l'armée nationale où les officiers continuent à porter le
sabre. Dès le début des années 1860, les dirigeants de Satsuma, après avoir été
bombardés par les navires des Britanniques, méditent rapidement leur échec et
demandent à ceux-ci de les aider à développer une flotte moderne. Des hommes de
ce fief méridional servent bientôt de cadres à la nouvelle marine japonaise de
type occidental qui prend réellement son essor à la fin des années 188O. Le
Japon, dorénavant prêt à entrer dans le concert des puissances coloniales,
dispose ainsi d'un outil militaire susceptible d'appuyer sa volonté
d'expansionnisme en Asie et dans le Pacifique.
Une puissance internationale (1894-1912)
Dès le milieu des années 1870, l'archipel renoue avec les appétits de conquête
de TOYOTOMI Hideyoshi, trois siècles plus tôt, visant la Corée. Il inaugure une
politique interventionniste à son encontre et commence à s'y implanter de la
même manière que les Occidentaux ont fait intrusion chez lui. Au même moment,
une expédition militaire est également menée contre l'île chinoise de Formose
(aujourd'hui Taïwan).
La Chine intervient d'ailleurs aussi dans les affaires de la Corée et ses
intérêts y entrent en concurrence avec ceux du Japon, aboutissant à un conflit
sino-japonais (1894-1895). Les Nippons l'emportent facilement sur terre et sur
mer et leur pays démontre qu'il est devenu une puissance en Asie avec laquelle
il faudra désormais compter. À l'issue du traité de Shimonoseki (Japon, 1895),
il reçoit une forte indemnité de la Chine et étend sa domination sur Formose,
les îles Pescadores et le Liaodong (Mandchourie, au nord-est de la Corée). Dans
cette péninsule se situe Port-Arthur, base militaire âprement disputée entre les
deux camps.
Toutefois,
la Russie intervient, appuyée par l'Allemagne et la France, pour priver le Japon
d'une partie de sa victoire. Le Liaodong et Port-Arthur sont restitués à la
Chine et passent peu après dans le giron des Russes (1898) désireux, comme les
Japonais, de contrôler la Mandchourie et la Corée.
Le Japon, qui a gagné du galon dans le concert des grandes nations, participe
aux côtés des puissances occidentales à la répression de la révolte des Boxers
en Chine (1900). Mais il reste isolé diplomatiquement tandis que ses ambitions
se heurtent maintenant à celles de l'expansion tsariste. Avant d'en découdre,
l'archipel conclut une alliance avec la Grande-Bretagne (1902), rival de la
Russie en Asie. Les Japonais se plaisent d'ailleurs à établir des rapprochements
avec cet autre État insulaire, qui a créé un vaste empire et qui a par le passé
soutenu la restauration du pouvoir de leur monarque.
Le conflit russo-japonais
(1904-1905) débute suite à une initiative nippone,
sans déclaration de guerre. Les combats terrestres et maritimes principaux ont
lieu autour de Port-Arthur, Moukden (Mandchourie) et près des îles Tsushima,
entre le Japon et la Corée. Certes, la Russie tsariste est affaiblie par des
troubles révolutionnaires et par les distances maritimes à parcourir pour les
renforts de sa flotte de la Baltique venus se faire couler par les Japonais au
large de leur archipel.
Mais la victoire nippone est un véritable choc pour l'Europe et les États-Unis.
Le Japon est désormais devenue la principale nation d'Asie et le premier pays
non occidental à défaire une puissance impérialiste avec un armement moderne.
Parmi d'autres, le journaliste américain Jack LONDON est alors correspondant de
guerre en Corée et en Mandchourie. Socialiste, il est aussi, paradoxalement,
persuadé de la supériorité de la "race" anglo-saxonne et un Californien inquiet
de l'ampleur de l'immigration asiatique aux États-Unis. Aussi, il voit dans
cette victoire du Japon une manifestation concrète de ce "Péril jaune" qu'il
redoute, comme beaucoup de Blancs de son époque...
Néanmoins, suite au traité de Portsmouth (États-Unis, 1905), la Russie abandonne
ses prétentions sur la Mandchourie, son chemin de fer, et sur la Corée au profit
du Japon. Celui-ci y gagne également le Liaodong et Port-Arthur, ainsi que la
partie sud de l'île de Sakhaline. La péninsule coréenne devient un protectorat
japonais, avec pour résident général ITO Hirobumi (1841-1909), inspirateur de la
constitution de 1889 et plusieurs fois Premier ministre. Après son assassinat,
la Corée est même annexée (1910).
Dans ses affaires intérieures, le Japon a en outre, entre 1894 et 1911, retrouvé
sa complète autonomie par rapport aux "traités inégaux" contractés avec diverses
puissances occidentales. Il est ainsi débarrassé des privilèges
d'extraterritorialité dont jouissaient certains étrangers et peut fixer à
nouveau librement ses droits de douane.
Dans les années 1910-1911, le régime en place continue à gouverner avec poigne.
Une police politique est créée et l'opposition de gauche est mise au pas,
notamment suite à la découverte d'un complot, peut-être un prétexte fabriqué,
contre l'empereur. Ce dernier, Mutsuhito (ou Meiji), meurt en 1912. À l'annonce
du décès de son souverain, le général NOGI, héros de la guerre russo-japonaise,
se suicide avec son épouse. Ce geste anachronique de fidélité inspiré par
l'ancienne tradition des samurai conforte une montée constante du nationalisme
dans l'archipel.